La vérité de Claude Allègre sur la planète
Parmi les activités qui me prennent du temps-cerveau et m'empêchent de finaliser un des quelque 40 brouillons de billet,on peut trouver la lecture expiatoire du dernier livre de Claude Allègre, "Ma vérité sur la planète". On peut en résumer la thèse en une phrase: "les écologistes qui prônent la décroissance et les restrictions sont une secte verte (sic) qui manipule les foules par la peur, alors que la seule écologie souhaitable est une écologie créatrice d'emploi et moteur de la croissance économique". Le ton est donné. De manière assez flagrante, Mr Allègre balaie très souvent d'un revers de la main les propositions des écologistes avec un seul argument: "cela conduirait à mettre tant de personnes au chômage", sans même analyser l'utilité de la mesure. J'y vois pour ma part l'influence de son passage dans la politique, et une similarité flagrante avec bien d'autres sectes, dont la doctrine repose sur une apologie du confort et un rejet de la responsabilité (au hasard: Raël).
Il me fallait le lire pour m'en rendre compte, mais Mr Allègre utilise des procédés assez douteux pour faire valoir sa vison de la défense de l'environnement, c'est-à-dire pour disqualifier celle des écologistes traditionnels. En vrac et hors des faits scientifiques, on trouve donc:
- les arguments ad hominem, des critiques adressées aux personnes pour dévaloriser leurs idées.
- la déformation, qui vise notamment Jean-Marc Jancovici.
- la valorisation de sa propre carrière scientifique, tout un poème!
Mr Allègre décrit sa passion pour la nature qui l'a conduit à la Géologie (il précise que grâce aux fossiles et aux cycles géochimiques, il n'a jamais quitté la Biologie... mouais, mais tant qu'on a pas fait une coloration de Gram sur du yaourt, on n'a rien fait). Il mentionne presque par hasard que sa filière avait été choisie par Pierre-Gilles de Gennes (prix Nobel) et Jean-Pierre Changeux (ex-futur Nobel).Sa carrière l'a mené aux quatres coins du globe, ce qui lui fait dire en termes à peine voilés qu'il n'a rien à envier à Nicolas Hulot, contre qui son livre est dirigé. Je rappelle que Claude Allègre est géochimiste, au demeurant brillant, dont les travaux ont principalement consisté en un décryptage de la mécanique interne de la Terre grâce à l'analyse de ses roches. Rien à voir avec le climat. A priori, il n'aurait donc aucune crédibilité pour s'opposer aux conclusions de l'IPCC (ce qui est le cas); il avance donc deux arguments qui n'ont rien à voir avec la science, mais plutôt avec les scientifiques:
- l'IPCC n'est pas représentatif de la communauté scientifique et entretient la peur pour préserver ses crédits.
- l'argument Wegener, un bijou que je voudrais développer ici.
Alfred Wegener était un astronome et climatologue allemand qui eu l'intuition de la dérive des continents en voyant de blocs de banquise se séparer à la surface de l'eau. Il étaya sa théorie avec des arguments géographiques, géologiques, paléontologiques pour la présenter à la société géologique d'Allemagne en 1910, et la publier en 1912 et 1915. Bien sûr, il fut accueilli comme un original et ignoré par la communauté des géologues. Allègre insiste sur le fait qu'un calcul mathématique était censé prouver à l'époque que la dérive des continents devait s'accompagner de plissement visibles de la croûte. L'erreur (car les continents dérivent bien) était en réalité que ce calcul ne considérait que la croûte terrestre et non les plaques, environ 10 fois plus épaisses. Peu importe, Mr Allègre suggère ainsi qu'on ne saurait trop se méfier des modélisations... La dérive des continents fit néanmoins son chemin chez les non-géologues, avant d'être corroborrée par des données supplémentaires dans les années 50. Claude Allègre se targue d'avoir été l'un des pionniers de cette théorie en France dans les années 70, seul ou presque contre tous ses confrères. Il en tire aujourd'hui trois conclusions:
1. Pas besoin d'être un spécialiste pour avoir raison, fût-ce contre tous les spécialistes
2. "les mathématiques à elles seules ne peuvent permettre d'expliquer un phénomène naturel dont on n'a pas compris l'essence"
3. "La vérité scientique met parfois beaucoup de temps à être acceptée" (citation d'Einstein à la clef).
Bien évidemment, ces trois conclusions justifient la position actuelle de Claude Allègre, voire lui donnent raison, c'est beau et pur comme un agneau qui vient de naître... mais ce n'est qu'un procédé. L'exemple de Wegener ne donne pas systématiquement raison à ceux qui s'élèvent seuls contre tous! Bref, la ficelle est grossière, et je recommande de ne s'attacher qu'aux arguments concernant les faits scientifiques.
Scientifiquement, son argumentation est un peu bancale: pour résumer rapidement la position de Claude Allègre, le changement climatique s'est déclaré dans les années 80 (la responsabilité de l'homme n'y est pas prouvée), contrairement à toutes les données de l'IPCC qui traduisent une hausse des températures depuis les années 50. Comment? En ne considérant que les données européennes pour cette seconde moitié du XXème siècle. Pourquoi? Parce qu'elles sont selon lui les seules fiables, "et de loin"! En 1950, on n'avait pas de thermomètre fiable aux Etats Unis? Il me semble pourtant que réfuter un phénomène global avec des données régionales revient à se placer au niveau de Raël, qui nie tout réchauffement climatique sous prétexte qu'il a fait très froid au Canada! Au surplus, l'absence de preuve n'est pas la preuve de l'absence: si l'on ne disposait pas de courbe de température pour l'Australie, cela ne signifierait pas que la température n'y a pas augmenté. Il est ensuite facile à l'auteur de jeter le discrédit sur la climatologie, puisque ses conclusions ne reposeraient que sur des modèles et non des observations, et en confondant cette discipline avec la météorologie, dont, c'est bien connu, les prédictions ne sont plus fiables après cinq jours!
Claude Allègre qualifie l'argumentation de Wegener de "précise, rigoureuse, convaincante", avec toutefois quelques savantes omissions. Si j'avais été géologue au début du siècle, je n'aurais pas trouvé "convaincante" l'idée selon laquelle les continents dérivent en labourant les fonds marins du fait de la force centrifuge de la Terre en rotation, ou encore du fait des marées lunaires! Bref, il manquait un mécanisme, ce qui n'est pas le cas pour le changement climatique.
Pour finir, je remarque juste que Claude Allègre, assez imbu de ses références scientifiques et très critique envers les "écologistes de la pénurie", omet de s'attaquer à l'astrophysicien Hubert Reeves, qui pourtant dans l'excellent "Mal de Terre" admet le réchauffement climatique et met en garde contre la tentation de la fuite en avant.